jeudi 15 octobre 2015

L'endettement et ses limites

L'endettement et ses limites


La Banque de France fournit un indicateur statistique qui s'appelle "Endettement Intérieur Total" (EIT), et qui regroupe tous les crédits aux entreprises, aux administration publiques et aux ménages. Contrairement aux agrégats bancaires précédemment cités (M1, M2 et M3), l'EIT regroupe toutes les formes de crédit, aussi bien celles provenant du système bancaire que des marchés financiers. 
Le graphique suivant montre l'évolution de l'EIT, ainsi que celui de ses trois principales composantes. (sources : BdF, Insee, Observatoire de l'endettement des ménages)

Sur les douze dernières années, on constate que l'endettement intérieur total est passé de 142 % à 182 % du PIB. Une telle croissance de l'endettement en si peu de temps est énorme, et pourtant elle est juste à la hauteur de la croissance du crédit et des actifs financiers qui en sont les contreparties. Même si cette croissance peut paraître faible par rapport à celle d'autres grandes puissances économiques (USA, Japon), ceci n'a rien de rassurant, bien au contraire.
En 12 ans, l'endettement des entreprises (sociétés non financières) est passé de 60 % à 72 % du PIB. Celui de l'État de 48 % à 63 %, et celui des ménages de 26 % à presque 40 %. La plus importante croissance concerne donc les ménages dont l'endettement a augmenté de plus de 50% en 12 ans.
Les ménages ne sont pas une entité homogène, et quand on parle de l'épargne ou de l'endettement des ménages il est bien évident que l'on considère deux catégories différentes de ménages. D'un côté les ménages riches qui possèdent un patrimoine financier, et de l'autre les ménages pauvres qui ont recours à l'endettement pour financer leur logement ou  leur consommation. Dans ce système, les premiers s'enrichissent grâce au crédit et aux intérêts qui leurs sont versés par les seconds.

Les limites du système

Si l'on observe le système du seul côté du crédit et des prêteurs, il est difficile de voir une limite à la croissance du crédit. Ce système reposant sur la possibilité de croissance illimitée du crédit peut alors apparaître durable, mais le paysage n'est pas le même vu du côté de la dette et des emprunteurs.

Pouvoir créer indéfiniment du crédit revient à pouvoir créer indéfiniment de l'endettement, or aucun des trois grands acteurs économiques ne peut s'endetter indéfiniment.

Au fur et à mesure de la croissance de son endettement, il devient de plus en plus difficile à une entreprise de trouver de nouveaux fonds. Si certains États arrivent à supporter un taux d'endettement très élevé, comme le Japon avec un taux proche de 180 % du PIB, il n'y a personne pour trouver cette situation saine et durable. Quant aux ménages, il existe des limites à partir desquelles on parle de surendettement, et qui aboutissent à des procédures juridiques.
La crise des crédits "subprimes" résulte de ce besoin inhérent au système de devoir toujours créer de nouvelles dettes. Pour pouvoir prêter toujours plus, on en arrive à devoir prêter à des ménages dont on sait pertinemment qu'ils ne pourront pas rembourser leur dette.
Le système monétaire et financier actuel présente d'énormes avantages par rapport à un système fondé sur la monnaie métallique, hélas, tel qu'il est conçu actuellement il repose sur une incohérence technique. Du fait de l'intérêt de l'argent, et de l'accumulation de capital financier qui en découle, la logique interne de ce système implique une croissance illimitée de l'endettement. 
Cette logique interne abouti à deux défauts majeurs :
- le premier est d'ordre moral, le droit privé à l'intérêt de l'argent est générateur d'inégalités socio-économiques croissantes. C'est un privilège pour les plus riches, qui leur permet de s'enrichir au détriment des plus pauvres. 
- le deuxième est d'ordre technique, et rend ce système insoutenable à terme :

L'impossibilité de la croissance illimitée de l'endettement rend impossible la croissance illimitée du crédit, ce qui ne peut alors conduire qu'à une rupture systémique, dont la crise issue des crédits subprimes n'est qu'un élément avant-coureur.

Le droit privé de prêter contre intérêt  n'a rien de naturel, mais relève de conventions sociales et de lois écrites par des humains. Cette pratique, déjà dénoncée dans la Grèce antique par Aristote, a été interdite en France pendant un millénaire.

La durabilité d'un système de "monnaie de crédit" passe par une abolition de ce privilège. 

La monnaie et le crédit pourront alors devenir des "biens communs", gérés par des institutions bancaires publiques, non plus au service des seuls intérêts particuliers des plus riches mais à celui de l'ensemble de la société. 

i Bruxelles accorde à la France un délai supplémentaire de deux ans pour ramener son déficit public sous 3% du PIB, l'heure n'est pas au ralentissement des efforts budgétaires. Impossible cependant de chiffrer le seuil dette/PIB à ne pas dépasser estime André Cartapanis.
La diffusion récente d'un article d'un jeune étudiant américain, Thomas Herndon, a sonné comme un coup de tonnerre. Au cours de la période 1946-2009, la croissance moyenne des pays industriels ayant dépassé un ratio endettement public/PIB de 90% ne serait pas de -0,1%, comme dans les calculs de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (deux économistes parmi les plus réputés de la planète), mais de + 2,1%. Or, ce seuil de 90% avait été mis en avant par beaucoup, aux Etats-Unis comme en Europe, pour justifier l'urgence des politiques de consolidation budgétaire afin de désendetter les Etats et de retrouver la voie de la croissance. 

Est-ce dire qu'il n'y a pas de limites à l'endettement public ? La réponse est non. L'endettement public engendre des charges de remboursement qui se trouvent reportées sur les générations futures. Il réduit les marges de liberté des Etats en matière de politique budgétaire et place les gouvernements sous la menace des marchés financiers. Le risque étant une forte augmentation des taux d'intérêt, donc des charges financières plus lourdes pour les Etats. Mais peut-on chiffrer la limite à ne pas dépasser, et donc le seuil à partir duquel la dette publique n'est plus sous contrôle et peut entraîner un blocage de la croissance, ainsi qu'un risque de défaut souverain ? Les économistes ne savent pas répondre précisément à cette question : cela dépend de beaucoup de choses !

Cela dépend d'abord de l'origine des déficits budgétaires. Ce n'est pas la même chose, pour un Etat, de s'endetter à cause d'un choc systémique (une guerre, une crise financière de vaste ampleur) ou de le faire par laxisme, voire en réponse à l'incapacité de lever l'impôt ou à l'excès d'emprise de l'Etat sur l'économie. Ce n'est pas la même chose si un pays souffre tout seul d'un très fort endettement public, car il pourra alors s'atteler à une politique d'ajustement drastique sans risquer de provoquer une très forte récession, ou si cela concerne un grand nombre de pays, auquel cas la généralisation des politiques de consolidation budgétaire mettra en cause la croissance de tous. 

Ce n'est pas la même chose selon que le pays concerné peut faire appel à une épargne privée abondante parmi les résidents, à des taux relativement bas, ou bien s'il doit s'adresser aux investisseurs internationaux en payant une prime de risque élevée. Ce n'est pas la même chose selon que le pays dont l'Etat est fortement endetté a une population vieillissante, ou s'il s'agit d'un pays à fort dynamisme démographique et ouvert à l'immigration. Ce n'est pas la même chose selon que les dépenses publiques sont principalement consacrées au fonctionnement courant de l'Etat ou, à l'inverse, à des investissements publics ou à des efforts dans le domaine de l'éducation ou de la recherche car dans ce cas on peut s'attendre à un retour sur investissement par le jeu d'une accélération de la croissance. 

En un mot, il n'est pas possible de définir en termes simples, au moyen d'un chiffre unique, un seuil qui rende compte des limites de l'endettement public.

André Cartapanis est professeur à Sciences Po Aix. Membre du Cercle des économistes, il est chercheur au GREDEG (CNRS et Université de Nice-Sophia Antipolis) et au CHERPA (Sciences Po Aix). Il est également expert auprès de l'Agence Nationale de la Recherche et de l'Agence d'Evaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur. Il a été doyen de la Faculté des Sciences Economiques d'Aix-Marseille et président de l'Association française de science économique.

Ses principaux domaines d'expertise couvrent la macroéconomie financière internationale, les questions d'instabilité financière ou de réglementation prudentielle, l'enseignement supérieur et la politique de recherche. 

Le Cercle des économistes a été créé en 1992 avec pour objectif ambitieux de nourrir le débat économique. Grâce à la diversité des opinions de ses 30 membres, tous universitaires assurant ou ayant assuré des fonctions publiques ou privées, le Cercle des économistes est aujourd'hui un acteur reconnu du monde économique. Le succès de l'initiative repose sur une conviction commune : l'importance d'un débat ouvert, attentif aux faits et à la rigueur des analyses. Retrouvez tous les rendez-vous du Cercle des économistes sur leur site.

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